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CORRESPONDANCE

de mes plus belles heures) à aller me faire renégat à Smyrne. À quelque jour j’irai vivre loin d’ici, et l’on n’entendra plus parler de moi. Quant à ce qui d’ordinaire touche les hommes de plus près, et ce qui pour moi est secondaire, en fait d’amour physique, je l’ai toujours séparé de l’autre. Je t’ai vu railler cela l’autre jour à propos de *** ; c’était mon histoire. Tu es bien la seule femme que j’aie aimée et que j’ai (sic) eue. Jusqu’alors j’allais calmer sur d’autres les désirs donnés par d’autres. Tu m’as fait mentir à mon système, à mon cœur, à ma nature peut-être, qui, incomplète d’elle-même, cherche toujours l’incomplet.

J’en ai aimé une depuis quatorze ans jusqu’à vingt sans le lui dire, sans lui (sic) toucher ; et j’ai été près de trois ans ensuite sans sentir mon sexe. J’ai cru un moment que je mourrais ainsi ; j’en remerciais le ciel. Je voudrais n’avoir ni corps ni cœur, ou plutôt je voudrais être crevé, car la mine que je fais ici-bas est d’un ridicule exagéré. C’est là ce qui me rend défiant et timide de moi-même.

Tu es la seule à qui j’aie osé vouloir plaire et peut-être la seule à qui j’ai (sic) plu. Merci, merci ! Mais me comprendras-tu jusqu’au bout ? Supporteras-tu le poids de mon ennui, mes manies, mes caprices, mes abattements et mes retours emportés ? Tu me dis par exemple de t’écrire tous les jours, et si je ne le fais, tu vas m’accuser. Eh bien, l’idée que tu veux une lettre chaque matin m’empêchera de le faire. Laisse-moi t’aimer à ma guise, à la mode de mon être, avec ce que tu appelles mon originalité. Ne me force à rien, je ferai tout. Comprends-moi et ne m’accuse pas. Si je te jugeais