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CORRESPONDANCE

suis sorti avec un serrement de cœur affreux. La cérémonie aussi était plus pâle : il y avait peu de monde en comparaison de la foule d’il y a dix ans qui comblait l’église. On ne criait plus si fort, on ne chantait plus la Marseillaise, que je hurlais avec tant de rage en cassant les bancs. Le beau public a perdu le goût d’y venir. Je me souviens qu’autrefois c’était plein de femmes en toilette ; il y venait des actrices et des femmes entretenues, titrées. Elles se tenaient en haut, dans les galeries. Comme on était fier quand elles vous regardaient ! À quelque jour j’écrirai tout cela. Le jeune homme moderne, l’âme qui s’ouvre à seize ans par un amour immense qui lui fait convoiter le luxe, la gloire, toutes les splendeurs de la vie, cette poésie ruisselante et triste du cœur de l’adolescent, voilà une corde neuve que personne n’a touchée. Ô Louise ! je vais te dire un mot dur, et pourtant il part de la plus immense sympathie, de la plus intime pitié. Si jamais vient à t’aimer un pauvre enfant qui te trouve belle, un enfant comme je l’étais, timide, doux, tremblant, qui ait peur de toi et qui te cherche, qui t’évite et qui te poursuive, sois bonne pour lui, ne le repousse pas, donne-lui seulement ta main à baiser ; il en mourra d’ivresse. Perds ton mouchoir, il le prendra et il couchera avec ; il se roulera dessus en pleurant. Ce spectacle de tantôt a rouvert le sépulcre où dormait ma jeunesse momifiée ; j’en ai ressenti les exhalaisons fanées ; il m’est revenu dans l’âme quelque chose de pareil à ces mélodies oubliées que l’on retrouve au crépuscule, durant ces heures lentes où la mémoire, ainsi qu’un spectre dans les ruines, se promène dans nos sou-