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DE GUSTAVE FLAUBERT.

venirs. Non, vois-tu, jamais les femmes ne sauront tout cela. Elles le diront encore moins, jamais. Elles aiment bien, elles aiment peut-être mieux que nous, plus fort, mais pas si avant. Et puis suffit-il d’être possédé d’un sentiment pour l’exprimer ? Y a-t-il une chanson de table qui ait été écrite par un homme ivre ? Il ne faut pas toujours croire que le sentiment soit tout. Dans les arts, il n’est rien sans la forme. Tout cela est pour dire que les femmes, qui ont tant aimé, ne connaissent pas l’amour pour en avoir été trop préoccupées ; elles n’ont pas un appétit désintéressé du Beau. Il faut toujours, pour elles, qu’il se rattache à quelque chose, à un but, à une question pratique. Elles écrivent pour se satisfaire le cœur, mais non par l’attraction de l’Art, principe complet de lui-même et qui n’a pas plus besoin d’appui qu’une étoile. Je sais très bien que ce ne sont pas là tes idées ; mais ce sont les miennes. Plus tard je te les développerai avec netteté et j’espère te convaincre, toi qui es née poète. J’ai lu hier le Marquis d’Encasteau[1] (sic). C’est écrit d’un bon style animé et sobre ; ça dit quelque chose, ça sent. J’aime surtout le début, la promenade, et la scène de Madame d’Ent[recasteaux] seule dans sa chambre, avant que son mari n’entre. Quant à moi, je fais toujours un peu de grec. Je lis le voyage de Chardin pour continuer mes études sur l’Orient, et m’aider dans un conte oriental que je médite depuis dix-huit mois. Mais depuis quelque temps j’ai l’imagination bien ré-

  1. Le Marquis d’Entrecasteaux, nouvelle de Louise Colet (Les Cœurs brisés, I. Paris, 1843).