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XXIX
SOUVENIRS INTIMES

chant les faits les uns des autres, faisant des réflexions à ma portée mais restant toujours dans l’observation vraie, profonde ; des esprits mûrs auraient pu l’entendre, sans trouver rien de puéril à son enseignement. Je l’arrêtais quelquefois en lui demandant : « Était-il bon ? » Et cette question, s’appliquant à des hommes tels que Cambyse, Alexandre ou Alcibiade, il était embarrassé pour y répondre. « Bon ?… dame, ce n’étaient pas des messieurs très commodes. Qu’est-ce que cela te fait ? » Mais je n’étais pas satisfaite et je trouvais que « mon vieux », comme je l’appelais, aurait dû savoir jusqu’aux plus petits détails de la vie des gens dont il me parlait.

La leçon d’histoire terminée, on passait à la géographie. Jamais il n’a voulu que je l’apprisse dans un livre. « Des images, le plus possible, disait-il, c’est le moyen d’apprendre à l’enfance. » Nous avions donc des cartes, des sphères, des jeux de patience que nous faisions et défaisions ensemble ; puis, pour bien expliquer la différence entre une île, une presqu’île, une baie, un golfe, un promontoire, il prenait une pelle, un seau d’eau et, dans une allée du jardin, on faisait des modèles en nature.

À mesure que je grandissais, les leçons devinrent plus longues, plus sérieuses ; il me les a continuées jusqu’à ma dix-septième année, jusqu’à mon mariage. Quand j’eus dix ans, il m’obligea à prendre des notes pendant qu’il parlait et, lorsque mon esprit fut capable de le comprendre, il commença à me faire remarquer le côté art en toutes choses, surtout dans mes lectures.

Il jugeait qu’aucun livre n’est dangereux s’il est bien écrit ; cette opinion venait chez lui de l’union intime qu’il faisait du fond et de la forme, quelque chose de bien écrit ne pouvant pas être mal pensé, conçu bassement. Ce n’est pas le détail cru, le fait brut, qui est pernicieux, nuisible, qui peut souiller l’intelligence,