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CORRESPONDANCE

l’effet de la joie que j’avais ; elle débordait de moi et retombait presque sur les indifférents et sur les choses inertes. Quand on aime, on aime tout. Tout se voit en bleu quand on porte des lunettes bleues.

L’amour, comme le reste, n’est qu’une façon de voir et de sentir. C’est un point de vue un peu plus élevé, un peu plus large ; on y découvre des perspectives infinies et des horizons sans bornes.

Mais par derrière ! par derrière ! détourne la tête ! Voilà ce que les femmes ne veulent pas s’entendre dire ; voilà ce qui t’afflige de moi, c’est ce mot. Ne me crois donc pas dur si je suis sage ; ne me juge pas froid parce que je suis prudent, et surtout, ma pauvre chérie, que ton cœur ne me calomnie pas de ce que, peut-être, je suis bon. Sais-tu que tu es cruelle ? Tu me reproches de ne pas t’aimer, et tu en tires toujours l’argument de mes départs. C’est mal. Puis-je rester ? Que ferais-tu à ma place ?

Tu me parles toujours de tes douleurs ; j’y crois, j’en ai vu la preuve ; je la sens en moi, ce qui est mieux. Mais j’en vois une autre douleur, une douleur qui est là, à mon côté, et qui ne se plaint jamais, qui sourit même et auprès de laquelle la tienne, si exagérée qu’elle puisse être, ne sera jamais qu’une piqûre auprès d’une brûlure, une convulsion à côté d’une agonie. Voilà l’étau où je suis. Les deux femmes que j’aime le mieux ont passé dans mon cœur un mors à double guide, par lequel elles me tiennent ; elles me tirent alternativement, par l’amour et par la douleur. Pardonne-moi si ceci te fâche encore. Je ne sais plus que te dire, j’hésite maintenant ; quand je te parle,