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CORRESPONDANCE

129. À LA MÊME.
Croisset, [27 ou 28 août 1846].

Je prends cette feuille de papier : tout mon papier à lettres est bordé de noir ; je n’en ai pas là d’autre, et je ne veux pas que ce que je t’envoie soit entouré de deuil. C’est bien assez, n’est-ce pas, pauvre ange que je fais souffrir déjà tant sans le vouloir, qu’il y en ait souvent au fond de la chose, sans qu’il y en ait dessus. Je voudrais ne envoyer que de douces paroles et de tendres mots, de ces mots suaves comme un baiser, que quelques-uns trouvent, mais qui chez moi restent au fond du cœur et expirent sur les lèvres. Si je pouvais, chaque matin ton réveil serait parfumé par une page embaumée d’amour, récréé par une mélopée divine qui te tiendrait tout le jour dans une extase céleste. Mais j’ai trop crié dans ma jeunesse pour pouvoir chanter : ma voix est rauque. Merci de la petite fleur d’oranger. Toute ta lettre en sent bon. Qu’elle ait été cueillie sur un arbuste, donnée par une femme ou un homme, elle n’en est pas moins belle pour moi, va ; elle est venue de toi, envoyée par toi, c’est tout ce qu’il me faut. Cette attention du reste m’a ému. Je t’ai bien reconnue là. Comment fais-tu pour avoir tant de volupté dans des niaiseries, pour donner un ragoût si puissant à des riens ? Je me sens pour toi une tendresse étrange, profonde, intime, mais ce qui m’afflige, c’est la pensée que je ne te vaux pas, que tu étais digne d’un autre homme et d’un