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CORRESPONDANCE

narré tout au long un grand amour qui lui avait duré près de vingt ans. Pendant les premières sept années de sa séparation d’avec sa maîtresse, il s’échappait de chez lui le matin, avant le jour, et il allait à 4 lieues de là, à pied, pour voir à un bureau de poste s’il n’était pas venu de lettres. Les lettres venaient irrégulièrement, comme cela se trouvait, quand la pauvre femme avait pu écrire ; l’amant s’en retournait donc comme il était venu, quelquefois avec son cher butin, le plus souvent sans rien du tout. Il rentrait chez lui en sautant par-dessus les murs, et se remettait au lit pour que rien n’y parût. Cela a duré sept ans (sept ans) sans la voir ! Ils se sont revus une fois, et puis ne se sont plus revus. Peu à peu [ils] ne se sont plus écrit et se sont oubliés. La femme est morte ; l’homme ensuite a eu d’autres amours, et voilà ! telle est la vie. Il raconte ça lui-même comme une chose toute simple et elle est toute simple en effet. Les nœuds les plus solidement faits se dénouent d’eux-mêmes, parce que la corde s’use. Tout s’en va, tout passe ; l’eau coule et le cœur oublie.

C’est une grande misère, mais il en faut remercier Dieu qui n’a [pas] jugé l’âme de sa créature assez vaste pour contenir la somme de chaque jour accumulée par-dessus celle des jours précédents. Puis un chagrin en enlève un autre, on ne sent pas ses engelures quand on a mal aux dents. Reste à choisir le mal le plus léger ; toute la sagesse est là. Mais je ne t’oublie pas encore, tu le sais bien. L’heure n’est pas venue. Il sera temps d’y songer quand nous en serons là. Ne te travaille pas à te rendre malheureuse. Pense toujours que je t’aime ; dis-le-toi, complais-toi dans cette idée ;