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DE GUSTAVE FLAUBERT.

Sais-tu que ça a été notre plus belle journée ! Nous nous sommes aimés mieux encore ; nous avons ressenti des plaisirs exquis. Oh ! je ne suis pas fatigué ce soir. J’ai dormi tantôt trois heures, et si tu étais là, tu me retrouverais comme hier, frais, vigoureux, ardent.

J’ai arrangé une petite histoire que ma mère a crue, mais la pauvre femme a été hier bien inquiète. Elle est venue à 11 heures au chemin de fer ; elle a passé la nuit sans dormir et à se tourmenter. Ce matin, je l’ai trouvée au débarcadère dans un état d’anxiété extrême. Elle ne m’a fait aucun reproche, mais son visage était le plus grand de tous les reproches qu’on puisse faire.

Hein ! ce bon hôtel de Mantes, et notre batelier, et l’intelligent préposé du chemin de fer ! Comme tout cela est loin déjà ! Que ces vingt heures-là ont été remplies !

J’ai été fier de ce que tu m’as dit, que jamais tu n’avais goûté de bonheur pareil. Ta joie m’enflammait. Et moi, t’ai-je plu ? Dis-le-moi ; cela m’est doux.

Quand nous reverrons-nous ?

Oh ! je t’en prie, je t’en conjure, ne m’accuse jamais de ne pas te voir plus souvent. Tu ne t’imagines pas combien cela m’afflige et me blesse. Est-ce que c’est ma faute ? Ça ne le sera jamais. Mais je ne vois pas de circonstances prochaines : ce sera dans longtemps. Maintenant résignons-[nous] d’avance ; fais-toi à cette idée.

N’as-tu pas compris que, comme les gens qui partent sans savoir quand ils reviendront, je me donnais d’avance une grande saoulée d’amour ? C’était l’orgie de mon cœur. Nous nous aimerons