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CORRESPONDANCE

vous, et puis elles vous accusent d’avoir menti, de les avoir trahies. Eh bien, non ! ma pauvre chérie, je ne serai pas plus explicite que je l’ai été, parce qu’il me semble que je ne peux pas l’être plus. Je t’ai toujours dit toute la vérité et rien que la vérité. Si je ne peux pas venir à Paris comme tu le désires, c’est qu’il faut que je reste ici. Ma mère a besoin de moi ; la moindre absence lui fait mal. Sa douleur m’impose mille tyrannies inimaginables. Ce qui serait nul pour d’autres est pour moi beaucoup. Je ne sais pas envoyer promener les gens qui me prient avec un visage triste et les larmes dans les yeux. Je suis faible comme un enfant et je cède, parce que je n’aime pas les reproches, les prières, les soupirs. L’année dernière, par exemple, j’allais tous les jours en canot à la voile. Je n’y courais aucun risque, puisque, outre mon talent maritime, je suis un nageur de force assez remarquable. Eh bien, cette année, il lui a pris idée d’avoir de l’inquiétude. Elle ne m’a pas prié de ne plus me livrer à cet exercice qui pour moi et par les fortes marées, comme maintenant, est plein de charmes ; je coupe la lame qui me mouille en rebondissant sur les flancs de l’embarcation ; je laisse le vent enfler ma voile qui frissonne et bat avec des mouvements joyeux ; je suis seul, sans parler, sans penser, abandonné aux forces de la nature et jouissant à me sentir dominé par elles. Elle ne m’a rien dit là-dessus, dis-je. Néanmoins j’ai mis tout mon attirail au grenier, et il n’est pas de jour où je n’aie envie de le reprendre. Je n’en fais rien, pour éviter certaines allusions, certains regards ; voilà tout. C’est de même que, pendant dix ans, je me suis caché d’écrire