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DE GUSTAVE FLAUBERT.

pour m’épargner une raillerie possible. Il me faudrait un prétexte pour aller à Paris, et lequel ? Au voyage suivant, un second ; et ainsi de suite. N’ayant plus que moi qui la rattache à la vie, ma mère est toute la journée à se creuser la tête sur les malheurs et accidents qui peuvent me survenir. Quand j’ai besoin de quelque chose, je ne sonne pas, parce que si cela m’arrive je l’entends qui court toute haletante dans l’escalier, pour venir voir si je ne me trouve pas mal, si je n’ai pas une attaque de nerfs, etc. Aussi je suis, par là, je suis obligé de descendre chercher moi-même mon bois quand je n’en ai plus, mon tabac quand j’ai envie de fumer, ma bougie quand les miennes sont usées. Encore un coup, pauvre âme, je t’assure que si je pouvais non pas aller à Paris, mais y vivre avec toi, près de toi du moins, je le ferais. Mais… Mais… hélas ! Je me souviens qu’il [y] a dix ans environ, c’était une vacance ; nous étions tous au Havre. Mon père y apprit qu’une femme qu’il avait connue dans sa jeunesse, à dix-sept ans, y demeurait avec son fils, alors acteur au théâtre de cette ville (il l’est encore, au Gymnase, je crois). Il eut l’idée de l’aller revoir. Cette femme, d’une beauté célèbre dans son pays, avait été autrefois sa maîtresse. Il ne fit pas comme beaucoup de bourgeois auraient fait ; il ne s’en cacha pas : il était trop supérieur pour cela. Il alla donc lui faire visite. Ma mère et nous trois nous restâmes à pied, dans la rue, à l’attendre ; la visite dura près d’une heureuse (sic). Crois-tu que ma mère en fut jalouse et qu’elle en éprouva le moindre dépit ? Non ; et pourtant elle l’aimait, elle l’a aimé autant qu’une femme a jamais pu aimer un homme, et