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XXXVIII
SOUVENIRS INTIMES

fort, n’avait pas été sans laisser en lui son empreinte. D’ailleurs, aucune des croyances de son esprit, en dehors de la croyance au beau, n’était assez solidement enracinée pour qu’il ne fût pas capable d’écouter et d’admettre même, jusqu’à un certain point, la manière de voir adverse. Il aimait à répéter avec Montaigne, ce qui était eut-être le dernier mot de sa philosophie, qu’il fallait s’endormir sur l’oreiller du doute.

Puis nous revenions à son travail de la journée. Là, il est heureux de me lire toute fraîche éclose la phrase qu’il vient de terminer ; j’assiste, témoin immobile, à la lente création de ces pages si durement élaborées. Le soir, la même lampe nous éclaire ; moi assise au bord de la large table, je m’occupe à quelque ouvrage d’aiguille, ou je lis ; lui se débat sous l’effort du travail ; tantôt penché en avant il écrit fiévreusement, se renverse en arrière, empoigne les deux bras de son fauteuil et pousse un gémissement, c’est par instants comme un râle. Mais tout à coup sa voix module doucement, s’enfle, éclate : il a trouvé l’expression cherchée, il se répète la phrase à lui-même. Alors il se lève vivement et parcourt à grands pas son cabinet, il scande les syllabes en marchant, il est content, c’est un moment de triomphe après un labeur épuisant.

Arrivé à une fin de chapitre, souvent il se donnait un jour de repos pour nous le lire tout à l’aise, en voir « l’effet ». Il lisait d’une façon unique, chantante et dont l’emphase, qui au commencement paraissait exagérée, finissait par plaire extrêmement. Ce ne sont pas seulement ses œuvres qu’il nous lit ; de temps en temps il nous donnait de vraies séances littéraires, se passionnant aux beautés qu’il rencontrait ; son enthousiasme était communicatif, impossible de rester froid, on vibrait avec lui.

Parmi les anciens, Homère et Eschyle étaient pour