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DE GUSTAVE FLAUBERT.

que, dans mon enfance, les princesses arrêtaient leurs voitures pour me prendre dans leurs bras et m’embrasser ? Un jour que la duchesse de Berry passait à Rouen et qu’elle se promenait sur les quais, elle me remarqua, dans la foule, tenu dans les bras de mon père qui m’élevait pour que je puisse voir le cortège. Sa calèche allait au pas ; elle la fit arrêter et prit plaisir à me considérer et à me baiser. Mon pauvre père rentra bien heureux de ce triomphe. C’est bien sûr le seul que je remporterai jamais. Je tressaille encore au mouvement de joie orgueilleuse qui a dû remuer ce grand et bon cœur éteint. Je comprends, tout comme un autre, ce qu’on peut éprouver à regarder son enfant dormir. Je n’aurais pas été mauvais père ; mais à quoi bon faire sortir du néant ce qui y dort ? Faire venir un être, c’est faire venir un misérable. « Pourquoi la lumière a-t-elle été donnée à un misérable, et la vie à ceux qui sont dans l’amertume du cœur ? » C’est Job qui dit cela. Aimes-tu ce livre ? C’est un des beaux qu’on ait faits depuis qu’on en fait. T’es-tu nourrie de la Bible ? Pendant plus de trois ans je n’ai lu que ça le soir, avant de m’endormir. Au premier moment de libre que je vais avoir je vais recommencer. J’ai entrepris beaucoup de choses assez longues dont je voudrais être débarrassé.

Il est possible, comme tu me l’observes, que je lise trop, quoique je ne lise guère. L’étude, au bout du compte, ajoute peu ; mais elle excite. Maintenant d’ailleurs j’ai toujours peur d’écrire. Éprouves-tu, ainsi que moi, avant de commencer une œuvre, une espèce de terreur religieuse et comme une appréhension d’entamer le rêve ? Une