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DE GUSTAVE FLAUBERT.

par l’abus des femmes ou des plaisirs solitaires, jusqu’à ceux qui me disaient, pour me flatter, que je ressemblais au Duc d’Orléans.

Causons du drame. Oui je pense souvent à la première représentation ; je m’en tourmente ! Oh ! comme mon cœur battra ! Je me connais ; s’il est applaudi, j’aurai du mal à me contenir. Je me prépare bien à l’infortune, mais pas au bonheur, et ç’en sera un si tu triomphes ! Oh ! ces trépignements que je rêvais au collège, le coude appuyé sur mon pupitre, en regardant la lampe fumeuse de notre étude ! Cette gloire bruyante, dont le fantôme évoqué me faisait tressaillir ! J’aurai donc tout cela, moi, et dans toi, c’est-à-dire dans la partie sensitive de moi-même ! Le soir j’embrasserai cette noble poitrine dont le sentiment aura remué la foule comme un grand vent fait sur l’eau ! Depuis que mon père et ma sœur sont morts, je n’ai plus d’ambition ; ils ont emporté ma vanité dans leur linceul et ils la gardent. Je ne sais pas même si jamais on imprimera une ligne de moi. Je ne fais pas comme le renard qui trouve trop vert le fruit qu’il ne peut manger ; mais moi, je n’ai plus faim ! Le succès ne me tente pas. Celui qui me tente, c’est celui que je peux me donner, ma propre approbation ; et je finirai peut-être par m’en passer, comme il aurait fallu me passer de celle des autres. C’est donc en toi, sur toi, que je reporte tout cela. Travaille, médite, médite surtout, condense ta pensée, tu sais que les beaux fragments ne sont rien. L’unité, l’unité, tout est là ! L’ensemble, voilà ce qui manque à tous ceux d’aujourd’hui, aux grands comme aux petits. Mille beaux endroits, pas une œuvre. Serre