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CORRESPONDANCE

foule de places où mon âme saigne quand j’y passe. Tout m’abandonne ; mes parents meurent, mes amis s’en vont. Il ne me reste plus de tout cela que le souvenir ; le vôtre me restera toujours cher. Jamais je n’oublierai ces longues heures de l’après-midi que j’allais passer au Rond-Point, nos bonnes lectures, nos causeries sans fin. Quand je demeurais dans ma triste rue de l’Est, je me promettais mes jours de visite chez vous comme des jours de vacances. Ç’a été dans ce temps-là mes meilleurs moments et, dans mon dernier séjour à Paris, avec quel plaisir encore ne me reportais-je pas à ce doux passé évanoui ! Nous y avons encore ri ; vous le rappelez-vous ? Pour moi ce voyage-là, fait entre la mort de mon père et celle de ma sœur, a laissé dans ma pensée comme le souvenir d’une heure de relâche entre deux ouragans. Et puis comment ne me souviendrais-je pas de vous tous avec tendresse ? Vous êtes mêlés à tant de choses de ma vie intime ! Je vous ai connus à Trouville, dans le temps que nous y étions tous. J’ai gardé pour moi le châle bariolé de rouge et de bleu que portait Henriette et qu’elle avait donné à Caroline.

Qui sait quand je vous reverrai, et si je vous reverrai, seulement ! Je doute de tout et du bonheur plus que jamais. J’ai des défiances ombrageuses de l’avenir ; et d’ailleurs si je vous revois, tout sera bien changé sans doute. Je ne dis pas que vous m’oublierez ; je crois bien à votre amitié. Mais je me méfie du temps, voyez-vous, du temps qui pourrit tout, comme la pluie qui ronge les marbres les plus durs et les sentiments les plus solides… Vous serez mariée, peut-être ;