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DE GUSTAVE FLAUBERT.

174. À LA MÊME.
Entièrement inédite.
[Samedi 5 décembre 1846.]

Merci de ta bonne lettre de ce matin, si tendre, si doucement triste, si résignée, si souriante sous les pleurs. Je commençais à être inquiet et à trouver le temps long. Tu me dis que je ne me suis pas détourné pour te voir, quand je t’ai quittée rue Royale. Je me suis détourné deux fois ; je n’ai rien vu. C’était comme la veille, à l’atelier ; j’avais embrassé Henriette pour toi, et tu ne t’en étais pas aperçue.

Tu me dis sur mon beau-frère beaucoup d’excellentes choses qui m’ont fait admirer ton bon esprit et ton bon cœur ; mais elles ne sont pas justes, parce qu’elles ne sont pas spéciales. Quand je t’ai confié que je croyais avoir eu sur lui une influence funeste, je n’ai pas voulu dire que je lui avais inoculé de mon vaccin intellectuel. Mais seulement ma fréquentation lui a été nuisible en ce sens qu’il s’est imaginé pouvoir mener une vie comme la mienne, toute de solitude et de spéculation. Le parti pris a amené la vanité, et la vanité retient à son tour le parti pris. Il n’y a rien à faire là contre que de laisser faire le temps, cet useur féroce. Mais en attendant, il s’épuise, il se meurt de paresse, de mélancolie et de projets rentrés. Et il n’y a pas à cela plus de remède qu’à un cancer. On le coupe bien avec le fer, on le brûle bien avec le feu, mais à quoi bon ? Le malade souffre horriblement et la maladie reparaît de plus belle. Je l’ai pourtant guéri d’un cancer, dit