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CORRESPONDANCE

corps fatigué se berce dans un hamac, balancé par une brise tiède. J’espère que demain je recevrai de toi quelques pages. J’ai toujours peur qu’il ne soit survenu quelque fâcheuse aventure, que l’Officiel n’ait mis le nez dans nos affaires, etc… ou bien que tu ne sois malade. Tu peux t’étonner que je te dise tout cela, moi, n’est-ce pas, qui ai l’air si froid, si indifférent ; mais je t’aime peut-être plus que je ne le parais. C’est pitoyable, mais j’ai toujours été ainsi, désirant sans cesse ce que je n’ai pas, et ne sachant en jouir quand je le possède ; de même que je m’afflige et m’effraie des maux à venir : quand ils viennent, ils me trouvent déjà tout résigné.

Je n’ai senti ce que c’était que la famille que depuis que je n’en ai plus. Autrefois, elle m’assommait. Si je te perdais, j’en deviendrais peut-être fou. C’est dans l’inconséquence conséquente du cœur humain, dans la constitution de l’homme, et je suis bien homme, homme au sens le plus vulgaire et le plus vrai du mot, quoique, dans la prévention de ton bon amour, tu me croies quelque chose de plus élevé que cela, et que moi, à de certains moments, plus rares de jour en jour, j’aie eu cette prétention inavouée.

Oh non ! je ne cherche pas à me détacher de tout lien, à me séparer de toute affection ; mais ce sont eux qui me quittent d’eux-mêmes, comme les nœuds qui se relâchent et se dénouent sans qu’aucune main y touche. Combien n’ai-je pas eu déjà d’amour, d’enthousiasme, d’amitiés profondes, et de sympathies vivaces que j’ai vu fondre comme neige ! Je me cramponne au peu qui me reste. J’ai pleuré les morts, j’ai pleuré des vivants, et j’ai