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CORRESPONDANCE

cœur ; tu mériterais d’être homme ! C’est une idée fixe, chez toi, que de tomber à bras raccourcis sur ces pauvres créatures. Elles ne méritent pas tant de colère, va ! Et puis, rappelle-toi ce précepte du sage : « Ne parle pas de ce que tu ne connais point. »

À quelque jour, si ce sujet t’amuse, je t’exposerai là-dessus mes théories. Je les crois justes, si toutefois il y a quelque chose de juste.

Sois sans inquiétude aussi sur ma chère peau ; le tambour ne crèvera pas de sitôt. Tout ce qui m’arrive et tout ce que je peux faire n’y changeront rien. Ce n’est ni le chagrin, ni les chagrins, ni même l’ennui qui peuvent nous rendre malades et nous tuer. On ne meurt pas de malheur ; on en vit, ça engraisse. Jamais d’ailleurs je ne me suis mieux porté, parce que jamais je n’ai mené une vie plus conforme à ma nature. Il y a harmonie maintenant, après avoir été, comme un musicien qui accorde son violon, longtemps à tourner les chevilles pour que les cordes soient montées les unes par rapport aux autres, dans une tonalité concordante. Il n’est pas aisé de trouver sa voie. Il y a bien des chemins sans voyageur ; il y a encore plus de voyageurs qui n’ont pas leur sentier.

Je ne me livre pas, comme tu le penses, à des orgies intellectuelles. Je travaille très simplement, très régulièrement, et même assez bêtement. Je n’écris plus ; à quoi bon écrire ? Tout ce qu’il y a de beau a été dit et bien dit. Au lieu de faire une œuvre, il est peut-être plus sage d’en découvrir de nouvelles sous les anciennes. Il me semble, à mesure que je produis moins, que je jouis mieux à contempler les maîtres. Et comme, avant tout,