Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 3.djvu/210

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
204
CORRESPONDANCE

pour que je t’aime, corps, esprit, tendresse ? Tu es simple d’âme et forte de tête, très peu « pohétique » et extrêmement poète. Il n’y a rien en toi que de bon, et tu es tout entière comme ta poitrine, blanche et douce au toucher. Celles que j’ai eues, va, ne te valaient pas, et je doute que celles que j’ai désirées te valussent. Je tâche quelquefois de m’imaginer ton visage quand tu seras vieille, et il me semble que je t’aimerai encore tout autant, plus peut-être. Je suis, dans mes actions du corps et de l’esprit, comme les dromadaires que l’on a grand mal également à faire marcher et s’arrêter : la continuité du repos et du mouvement est ce qui me va. Au fond, rien de moins diapré que ma personne et tu seras toujours la seule maîtresse de ton amant. Sais-tu seulement que j’ai peur de devenir bête ! Tu m’estimes tellement que tu dois te tromper et finir par m’éblouir. Il y a peu de gens qui aient été chantés comme moi. Ah ! Muse, si je t’avouais toutes mes faiblesses, si je te disais tout le temps que je perds à rêver mon petit appartement de l’année prochaine ! Comme je nous y vois ! Mais il ne faut jamais penser au bonheur ; cela attire le diable, car c’est lui qui a inventé cette idée-là pour faire enrager le genre humain. La conception du paradis est au fond plus infernale que celle de l’enfer. L’hypothèse d’une félicité parfaite est plus désespérante que celle d’un tourment sans relâche, puisque nous sommes destinés à n’y jamais atteindre. Heureusement qu’on ne peut guère se l’imaginer ; c’est là ce qui console. L’impossibilité où l’on est de goûter au nectar fait trouver bon le chambertin. Adieu ! Quel dommage qu’il soit si tard ! Je n’ai guère envie de