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CORRESPONDANCE

Ma mère a lu ces deux articles et en a été indignée ou plutôt scandalisée. Elle admire ce stoïcisme des poètes à se laisser déchirer et la force qu’il faut pour supporter tout cela. Du reste ces articles ne sont pas convaincus ; on y sent un parti pris, un dessous de cartes qui vous échappe. Plus une œuvre est bonne, plus elle attire la critique. C’est comme les puces qui se précipitent sur le linge blanc.

Voilà trois jours que je passe à faire deux corrections qui ne veulent pas venir. Toute la journée de lundi et de mardi a été prise par la recherche de deux lignes ! Je relis du Montesquieu, je viens de repasser tout Candide ; rien ne m’effraie.

Pourquoi, à mesure qu’il me semble me rapprocher des maîtres, l’art d’écrire, en soi-même, me paraît-il plus impraticable et suis-je de plus en plus dégoûté de tout ce que je produis ? Oh ! le mot de Goethe : « J’eusse peut-être été un grand poète, si la langue ne se fût montrée indomptable ! » Et c’était Goethe !

B[ouilhet] m’a lu tout ce que tu lui dis de Leconte ! Eh bien, cela m’a attristé. À part cette séparation au chemin de fer, que je sens et comprends, je n’admets pas le reste de l’histoire ni du bonhomme. Ces deux ans passés dans l’absorption complète d’un amour heureux me paraissent une chose médiocre. Les estomacs qui trouvent en la ratatouille humaine leur assouvissance ne sont pas larges. Si c’était le chagrin encore, bien ! Mais la joie ? Non ! non ! C’est long, deux ans passés sans le besoin de sortir d’ici, sans faire une phrase, sans se tourner vers la Muse. À quoi donc employer