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DE GUSTAVE FLAUBERT.

tête en toile cirée ! Quelles mines ! quelles démarches ! Et les pieds ! rouges, maigres, avec des oignons, des durillons, déformés par la bottine, longs comme des navettes ou larges comme des battoirs. Et au milieu de tout cela des moutards à humeurs froides, pleurant, criant. Plus loin, des grand’mamans tricotant et des môsieurs à lunettes d’or, lisant le journal et, de temps à autre, entre deux lignes, savourant l’immensité avec un air d’approbation. Cela m’a donné envie tout le soir de m’enfuir de l’Europe et d’aller vivre aux îles Sandwich ou dans les forêts du Brésil. Là, du moins, les plages ne sont pas souillées par des pieds si mal faits, par des individualités aussi fétides.

Avant-hier, dans la forêt de Touques, à un charmant endroit près d’une fontaine, j’ai trouvé des bouts de cigares éteints avec des bribes de pâtés. On avait été là en partie ! J’ai écrit cela dans Novembre il y a onze ans ! C’était alors purement imaginé, et l’autre jour ç’a été éprouvé. Tout ce qu’on invente est vrai, sois-en sûre. La poésie est une chose aussi précise que la géométrie. L’induction vaut la déduction, et puis, arrivé à un certain point, on ne se trompe plus quant à tout ce qui est de l’âme. Ma pauvre Bovary, sans doute, souffre et pleure dans vingt villages de France à la fois, à cette heure même.

J’ai vu une chose qui m’a ému, l’autre jour, et où je n’étais pour rien. Nous avions été à une lieue d’ici, aux ruines du château de Lassay (ce château a été bâti en six semaines pour Mme Dubarry qui avait eu l’idée de venir prendre des bains de mer dans ce pays). Il n’en reste plus qu’un escalier, un