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DE GUSTAVE FLAUBERT.

sais rien (je me hâte un peu pour montrer à Bouilhet un ensemble quand il va venir). Ce qu’il y a de sûr, c’est que ça marche vivement depuis une huitaine. Que cela continue ! car je suis fatigué de mes lenteurs. Mais je redoute le réveil, les désillusions des pages recopiées ! N’importe, bien ou mal, c’est une délicieuse chose que d’écrire, que de ne plus être soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle. Aujourd’hui par exemple, homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt, par un après-midi d’automne, sous des feuilles jaunes, et j’étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu’ils se disaient et le soleil rouge qui faisait s’entre-fermer leurs paupières noyées d’amour. Est-ce orgueil ou piété, est-ce le débordement niais d’une satisfaction de soi-même exagérée ? ou bien un vague et noble instinct de religion ? Mais quand je rumine, après les avoir subies, ces jouissances-là, je serais tenté de faire une prière de remerciement au bon Dieu, si je savais qu’il pût m’entendre. Qu’il soit donc béni pour ne pas m’avoir fait naître marchand de coton, vaudevilliste, homme d’esprit, etc. ! Chantons Apollon comme aux premiers jours, aspirons à pleins poumons le grand air froid du Parnasse, frappons sur nos guitares et nos cymbales, et tournons comme des derviches dans l’éternel brouhaha des Formes et des Idées :

Qu’importe à mon orgueil qu’un vain peuple m’encense…


Ceci doit être un vers de M. de Voltaire, quelque part, je ne sais où ; mais voilà ce qu’il faut se dire. J’attends la Servante avec impatience. Ah