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CORRESPONDANCE

drées par le désir pur de l’impossible, l’aspiration éthérée de la souveraine joie. Et d’ailleurs je ne sais (et personne ne sait) ce que veulent dire ces deux mots : âme et corps, où l’une finit, où l’autre commence. Nous sentons des forces et puis c’est tout. Le matérialisme et le spiritualisme pèsent encore trop sur la science de l’homme pour que l’on étudie impartialement tous ces phénomènes. L’anatomie du cœur humain n’est pas encore faite. Comment voulez-vous qu’on le guérisse ? Ce sera l’unique gloire du XIXe siècle que d’avoir commencé ces études. Le sens historique est tout nouveau dans ce monde. On va se mettre à étudier les idées comme des faits, et à disséquer les croyances comme des organismes. Il y a toute une école qui travaille dans l’ombre et qui fera quelque chose, j’en suis sûr.

Lisez-vous les beaux travaux de Renan ? Connaissez-vous les livres de Lanfrey, de Maury ?

Moi, dans ces derniers temps, je suis revenu incidemment à ces études psycho-médicales qui m’avaient tant charmé il y a dix ans, lorsque j’écrivais mon Saint Antoine. À propos de ma Salammbô, je me suis occupé d’hystérie et d’aliénation mentale. Il y a des trésors à découvrir dans tout cela. Mais la vie est courte et l’art est long, presque impossible même lorsqu’on écrit dans une langue usée jusqu’à la corde, vermoulue, affaiblie et qui craque sous le doigt à chaque effort. Que de découragements et d’angoisses cet amour du beau ne donne-t-il pas ? J’ai d’ailleurs entrepris une chose irréalisable. N’importe ; si je fais rêver quelques nobles imaginations, je n’aurai pas perdu