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CORRESPONDANCE

couche au jour levant. Voilà. D’ailleurs, j’aime la nuit passionnément. Elle me pénètre d’un grand calme. C’est une manie, un vice.

Quant aux ennuis du monde, comme je ne vois absolument personne, j’en subis peu. Mais j’en ai d’autres, et qui les valent bien ! Ceux de la littérature et ceux du cœur ! Le fardeau du style à remuer et l’éternel moi qui vous pèse ! En définitive, je m’amuse peu sur la planète.

Vous me demandez si mon roman sera bientôt fini ? Hélas ! non ; j’en suis au tiers. Un livre a toujours été pour moi une manière spéciale de vivre, un moyen de me mettre dans un certain milieu. J’écris comme on joue du violon, sans autre but que de me divertir, et il m’arrive de faire des morceaux qui ne doivent servir à rien dans l’ensemble de l’œuvre, et que je supprime ensuite. Avec une pareille méthode, et un sujet difficile, un volume de cent pages peut demander dix ans. Telle est toute la vérité. Elle est déplorable. Je n’ai pas bougé depuis bientôt trois mois. Mon existence est plate comme ma table de travail, et immobile comme elle.

Humez bien le vent de la mer à Honfleur ! J’ai passé par là de bonnes vacances dans ma jeunesse, et j’y ai beaucoup vécu, sentimentalement.

Les deux mains que vous me tendez, permettez-moi de les baiser, — et croyez-moi tout à vous (bien que ce soit une locution banale).

Qui donc vous empêche de revenir par Rouen ? Venez donc, je vous montrerai un tas de choses que vous ne connaissez pas.

Quand vous n’aurez rien de mieux à faire,