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CORRESPONDANCE

des prurits de m’y mettre. (Malheureusement je ne pourrai pas commencer avant trois ans au plus tôt.) Et je te réponds bien que si quelque chose peut casser les vitres, ce sera cela. Les honnêtes gens respireront. Je veux donner un peu d’air à la conscience humaine qui en manque. Je sens que c’est le moment. Un tas d’idées critiques m’encombrent. Il faut que je m’en débarrasse quelque part, et sous la forme la plus artiste possible, pour me mettre ensuite commodément et longuement à deux ou trois grandes œuvres que je porte depuis longtemps dans le ventre.

Non, je n’ai pas été trop loin à l’encontre de Delisle, car après tout je n’ai pas dit de mal de lui ; mais j’ai dit et je maintiens que son action au piano m’a indigné. J’ai reconnu là un poseur taciturne. Ce garçon ne fait point de l’art exclusivement pour lui, sois-en sûre. Il voudrait que toutes ses pièces de vers pussent être mises en musique et chantées, et gueulées, et roucoulées dans les salons (puis il se donnera pour excuse à lui-même que les poésies d’Homère étaient chantées, etc.). Cela m’exaspère ; je ne lui ai pas pardonné cette prostitution. Tu n’as vu dans ma férocité qu’une lubie excentrique. Je t’assure qu’il m’a blessé en la poésie, en la musique et en lui que j’aimais, car, quoique tu me déclares : n’avoir jamais eu un « élan de cœur de ma vie » je suis au contraire un gobe-mouches qui n’admire jamais par parties. Quand je trouve la main belle, j’adore le bras. Si un homme a fait un bon sonnet, le voilà mon ami et puis, après, je lutte contre moi-même et je ne veux pas me croire encore lorsque j’ai découvert la vérité. Leconte peut être un excellent