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CORRESPONDANCE

C’est bien beau, autant que je m’en souviens ; mais Madame est gâtée par l’habitude des grands voyages ! J’espère, cependant, que ta prochaine lettre témoignera d’un peu plus de joie. Tu parles de tes « mauvaises dispositions » : est-ce que tu es triste, mon pauvre loulou, ma chère fille ?

Moi, pour me remonter, j’ai pris des bains froids, et je m’en trouve bien. De plus, tous les soirs, après dîner, je fais un tour de promenade dans le grand potager, seul, et en ruminant une foule de souvenirs… peu folichons. Tu me cites, en manière d’exhortation, quatre vers de Chénier ; mais Chénier, quand il les a faits, était plus jeune que moi et, d’ailleurs, il avait la cervelle remplie, naturellement, par des images plus gracieuses que la mienne. Ma vie a été bouleversée par la mort de Bouilhet. Je n’ai plus personne à qui parler ! C’est dur !

Ta grand’mère va bien. Je lui fais faire tous les jours deux promenades dans le jardin. La mère Heuzey dîne demain avec nous et, dimanche, je vais dîner chez le terrible Raoul-Duval. Terrible est le mot, car il s’est battu en duel, lundi dernier, avec un nommé Riduet, rédacteur au Progrès. Après la première balle échangée, il a voulu qu’on rechargeât les pistolets ; mais son adversaire a déclaré en avoir assez. De plus, il a fait caler : 1o le sieur Cord’homme et 2o le citoyen Gallois, rédacteur en chef du Progrès, ce qui fait trois duels qu’il avait à la fois sur les bras. Depuis qu’il s’est montré si crâne, ces messieurs le respectent infiniment. C’est dimanche prochain qu’auront lieu les élections : s’il est nommé, on s’en réjouira ; s’il échoue, on se consolera.