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CORRESPONDANCE

millions d’hommes s’entretuer en une séance. Tout l’Orient contre toute l’Europe, l’ancien monde contre le nouveau ! Pourquoi pas ? Les grands travaux collectifs comme l’isthme de Suez sont peut-être, sous une autre forme, des ébauches et des préparations de ces conflits monstrueux dont nous n’avons pas l’idée !

Peut-être aussi la Prusse va-t-elle recevoir une forte raclée, qui entrait dans les desseins de la Providence pour rétablir l’équilibre européen ? Ce pays-là tendait à s’hypertrophier, comme la France l’a fait sous Louis XIV et Napoléon. Les autres organes s’en trouvent gênés : De là un trouble universel. Des saignées formidables seraient-elles utiles ?

Ah ! lettrés que nous sommes, l’humanité est loin de notre Idéal ! et notre immense erreur, notre erreur funeste, c’est de la croire pareille à nous et de vouloir la traiter en conséquence.

Le respect, le fétichisme qu’on a pour le suffrage universel, me révolte plus que l’infaillibilité du Pape (lequel vient de rater joliment son effet, par parenthèse). Croyez-vous que si la France, au lieu d’être gouvernée, en somme, par la foule, était au pouvoir des mandarins, nous en serions là ? Si, au lieu d’avoir voulu éclairer les basses classes, on se fût occupé d’instruire les hautes, vous n’auriez pas vu M. de Kératry proposer le pillage du duché de Bade, mesure que le public trouve très juste !

Étudiez-vous Prud’homme par ces temps-ci ? Il est gigantesque. Il admire le Rhin de Musset et demande si Musset a fait autre chose ? Voilà Musset passé poète national et dégotant Béranger !