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CORRESPONDANCE

Lyon ne sont pas des mythes. Depuis douze jours, il a passé à Rouen 55 000 hommes. Quant à des canons, on en fait énormément à Bourges et dans le centre de la France. Si l’on peut dégager Bazaine et couper les communications avec l’Allemagne, nous sommes sauvés. Nos ressources militaires sont bien peu de choses en rase campagne, mais nos mitrailleurs embêtent singulièrement MM. les Prussiens, qui trouvent que nous leur faisons une guerre infâme ; du moins ils l’ont dit à Mantes. Ce qui nous manque surtout, ce sont des généraux et des officiers. N’importe ! on a bonne espérance. Quant à moi, après avoir « côtoyé » ou « frisé » la folie et le suicide, je suis complètement remonté. J’ai acheté un sac de soldat et je suis prêt à tout.

Je t’assure que cela commence à devenir beau. Ce soir, il nous est arrivé à Croisset 400 mobiles venant des Pyrénées. J’en ai deux chez moi, sans compter deux à Paris ; ma mère en a deux à Rouen, Commanville cinq à Paris et deux à Dieppe. Je passe mon temps à faire faire l’exercice et à patrouiller la nuit. Depuis dimanche dernier, je retravaille et ne suis plus triste. Au milieu de tout cela, il y a, ou plutôt il y a eu des scènes d’un grotesque exquis ; l’humanité se voit à nu dans ces moments. Ce qui me désole, c’est l’immense bêtise dont nous serons accablés ensuite.

Toute gentillesse, comme eût dit Montaigne, est perdue pour longtemps. Un monde va commencer : on élèvera les enfants dans la haine des Prussiens. Le militarisme et le positivisme le plus abject, voilà notre lot désormais ; à moins que, la