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CORRESPONDANCE

triste, qu’elle n’est pas supportable sans de grands allègements. Que sera-ce donc quand elle va être froide et dénudée ! Le Paris que nous avons aimé n’existera plus.

Mon rêve est de m’en aller vivre ailleurs qu’en France, dans un pays où l’on ne soit pas obligé d’être citoyen, d’entendre le tambour, de voter, de faire partie d’une commission ou d’un jury. Pouah ! Pouah !

Je ne désespère pas de l’humanité, mais je crois que notre race est finie. C’en est assez pour être triste. Si j’avais vingt ans de moins je reprendrais courage ; si j’avais vingt ans de plus, je me résignerais.

En fait de résignation, je vous prédis ceci : la France va devenir très catholique. Le malheur rend les faibles dévots et tout le monde, maintenant, est faible. La guerre de Prusse est la fin, la clôture de la Révolution française.

Quant aux faits immédiats, nous attendons de minute en minute des nouvelles de l’armée de la Loire. Elle doit combiner son action avec une sortie de Trochu. Cela sera décisif ; et après ? Je ne vois plus qu’un grand trou noir.

Ici, à Rouen, nous vivons depuis six semaines sur le « qui-vive » ; on se réveille la nuit, croyant entendre le canon. Vous n’imaginez pas comme cette angoisse prolongée vous énerve. S’ils viennent chez nous (ce qui me paraît immanquable d’ici à quinze jours au plus tard, à moins d’une victoire des nôtres sur la Loire), nous serons infailliblement bombardés et probablement pillés.

Ah ! mon cher Popelin, comme la rue de Courcelles est loin ! Quel rêve ! Quel souvenir