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DE GUSTAVE FLAUBERT.

1146. À SA NIÈCE CAROLINE.
[Rouen] Lundi soir [janvier 1871].
Mon pauvre Loulou,

L’arrivée de ton mari, avant-hier soir, nous a fait grand plaisir. Quel homme ! Je ne peux pas te dire l’admiration qu’il m’inspire, tant je le trouve fort et courageux ; il est tout l’inverse de moi, car personne plus que ton oncle n’est désespéré. Mon état moral, dont rien ne peut me tirer, commence à m’inquiéter sérieusement. Je me considère comme un homme perdu (et je ne me trompe pas). Chaque jour je sens s’affaiblir mon intelligence et se dessécher mon cœur. Oui, je deviens méchant à force d’abrutissement. C’est comme si toutes les bottes prussiennes m’avaient piétiné sur la cervelle. Je ne suis plus que l’enveloppe de ce que j’ai été jadis. Que veux-tu que je dise de plus ? J’afflige ta pauvre grand’mère, qui de son côté me fait bien souffrir ! Ah ! Nous faisons un joli duo !

Ton mari nous a proposé de nous emmener à Dieppe ; mais : 1o ta grand’mère n’y aurait aucune compagnie (et ici elle reçoit des visites tous les jours) ; 2o elle serait inquiète de ton oncle Achille ; 3o le voyage se ferait dans des conditions bien inconfortables. De plus, je ne veux pas m’absenter trop loin de mon pauvre domestique qui reste seul à Croisset, à se débattre au milieu des Prussiens. En quel état retrouverai-je mon pauvre