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CORRESPONDANCE.

maintenant on s’imagine découvrir sa raison d’être, quand on a bien détaillé toutes les circonstances qui l’environnent.

Un autre scrupule me retient : je ne veux pas démentir une réserve que mon ami a constamment gardée.

À une époque où le moindre bourgeois cherche un piédestal, quand la typographie est comme le rendez-vous de toutes les prétentions et que la concurrence des plus sottes personnalités devient une peste publique, celui-là eut l’orgueil de ne montrer que sa modestie. Son portrait n’ornait point les vitrines du boulevard. On n’a jamais vu une réclamation, une lettre, une seule ligne de lui dans les journaux. Il n’était pas même de l’académie de sa province.

Aucune vie cependant ne mériterait plus que la sienne d’être longuement exposée. Elle fut noble et laborieuse. Pauvre, il sut rester libre. Il était robuste comme un forgeron, doux comme un enfant, spirituel sans paradoxe, grand sans pose ; — et ceux qui l’ont connu trouveront que j’en devrais dire davantage.

II

Louis-Hyacinthe Bouilhet naquit à Cany (Seine-Inférieure) le 27 mai 1822. Son père, chef des ambulances dans la campagne de 1812, passa la Bérésina à la nage en portant sur sa tête la caisse du régiment, et mourut jeune par suite de ses blessures ; son grand-père maternel, Pierre Hourcastremé, s’occupa de législation, de poésie, de géométrie, reçut des compliments de Voltaire, correspondit avec Turgot, Condorcet, mangea presque toute sa fortune à s’acheter des coquilles, mit au jour les Aventures de messire Anselme, un Essai sur la faculté de penser, les Étrennes de Mnémosyne, etc., et après avoir été avocat au bailliage de Pau, journaliste à Paris, administrateur de la marine au Havre, maître de pension à Montivilliers, partit de ce monde presque centenaire, en laissant à son petit-fils le souvenir d’un homme bizarre et charmant, toujours poudré, en culottes courtes, et soignant des tulipes.

L’enfant fut placé à Ingouville, dans un pensionnat, sur le haut de la côte, en vue de la mer ; puis, à douze ans, vint au collège de Rouen, où il remporta dans toutes ses classes presque tous les prix, — bien qu’il ressemblât fort peu à ce qu’on appelle un bon élève, ce terme s’appliquant aux natures médiocres et à une tempérance d’esprit qui était rare dans ce temps-là.

J’ignore quels sont les rêves des collégiens, mais les nôtres étaient superbes d’extravagance, — expansions dernières du romantisme arrivant jusqu’à nous, et qui, comprimées par le milieu provincial, faisaient dans nos cervelles d’étranges bouil-