Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale éd. Conard.djvu/466

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cet air sérieux la rendait plus jolie, Frédéric l’excusa.

L’étang des carpes la divertit davantage. Pendant un quart d’heure, elle jeta des morceaux de pain dans l’eau, pour voir les poissons bondir.

Frédéric s’était assis près d’elle, sous les tilleuls. Il songeait à tous les personnages qui avaient hanté ces murs, Charles-Quint, les Valois, Henri IV, Pierre le Grand, Jean-Jacques Rousseau et « les belles pleureuses des premières loges », Voltaire, Napoléon, Pie VII, Louis-Philippe ; il se sentait environné, coudoyé par ces morts tumultueux ; une telle confusion d’images l’étourdissait, bien qu’il y trouvât du charme pourtant.

Enfin ils descendirent dans le parterre.

C’est un vaste rectangle, laissant voir d’un seul coup d’œil ses larges allées jaunes, ses carrés de gazon, ses rubans de buis, ses ifs en pyramide, ses verdures basses et ses étroites plates-bandes, où des fleurs clairsemées font des taches sur la terre grise. Au bout du jardin, un parc se déploie, traversé dans toute son étendue par un long canal.

Les résidences royales ont en elles une mélancolie particulière, qui tient sans doute à leurs dimensions trop considérables pour le petit nombre de leurs hôtes, au silence qu’on est surpris d’y trouver après tant de fanfares, à leur luxe immobile prouvant par sa vieillesse la fugacité des dynasties, l’éternelle misère de tout ; et cette exhalaison des siècles, engourdissante et funèbre comme un parfum de momie, se fait sentir même aux têtes naïves. Rosanette bâillait démesurément. Ils s’en retournèrent à l’hôtel.

Après leur déjeuner, on leur amena une voiture