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« Mais où retournerais-je ?

« Eh bien, mon cher, je te plains[1]. »

Frédéric n’est pas le seul des héros de l’Éducation à agir d’après ces sentiments.

Deslauriers est un garçon pauvre. Il est intelligent, il est doué de la ténacité qui manque à Frédéric, mais il est atteint d’une hypertrophie d’ambition par trop romantique. Il n’a aucune prétention au littérateur ou à l’artiste, mais il ne veut pas vivre la vie moyenne. Le bon sens lui conseillerait de chercher une honnête petite situation, mais c’est là chose sans importance et indigne de son intérêt. « Deslauriers ambitionnait la richesse, comme moyen de puissance sur les hommes. Il aurait voulu remuer beaucoup de monde, faire beaucoup de bruit, avec trois secrétaires sous ses ordres, et un grand dîner politique une fois par semaine »[2].

Des expériences malheureuses ne le font pas changer : « Chaque déception nouvelle le rejetait plus fortement vers son vieux rêve : un journal où il pourrait s’étaler, se venger, cracher sa bile et ses idées. Fortune et réputation, d’ailleurs, s’ensuivraient. »[3].

Cette disproportion entre le rêve et la réalité conduit nécessairement à des échecs à la fois lamentables et douloureux. C’est le sort des héros de l’Éducation. De là l’impression d’amer pessimisme qui se dégage de ce roman.

Frédéric, après avoir mangé les deux tiers de sa fortune, est contraint de vivre en petit bourgeois, lui qui ne trouvait aucune situation à la hauteur de ses talents.

Deslauriers, qui personnifiait l’arriviste, comme nous disons aujourd’hui, qui n’avait que l’ambition comme règle de conduite, et aucun scrupule, devient préfet, puis descend toujours un échelon plus bas ; il est successivement chef de colonisation en Algérie, secrétaire d’un pacha, gérant d’un journal, courtier d’assurances, enfin employé dans un contentieux.

Et cela n’est rien à côté de l’ironie féroce qui se dégage de la destinée de Sénécal. Ce républicain austère, fanatique d’Alibaud, ce conspirateur impliqué dans l’affaire des bombes incendiaires, toutes les fois qu’on le retrouve dans les pages du livre, on se demande sur quelle barricade il va tomber ou dans quelle geôle il sera martyr de la Liberté ! Tout cela pour le voir finir agent de police au 2 décembre et meurtrier d’un de ses amis.

Ce pessimisme général de l’œuvre n’était pas goûté de George Sand. « Tous les personnages de ce livre sont faibles et avortent, écrivait-elle à Flaubert, sauf ceux qui ont de mauvais instincts…

  1. Louis Maigron. Le Romantisme et les mœurs, préface, p. 91 et 92.
  2. L’Éducation sentimentale, p. 76.
  3. Idem, p. 219.