Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale (1891).djvu/133

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apercevait dans la rue le pauvre cheval, plus immobile qu’un cheval de bois. Le ruisseau, devenu énorme, coulait entre deux rayons des roues, et le cocher s’abritant de la couverture sommeillait ; mais, craignant que son bourgeois ne s’esquivât, de temps à autre il entrouvrait la porte, tout ruisselant comme un fleuve ; — et si les regards pouvaient user les choses, Frédéric aurait dissous l’horloge à force d’attacher dessus les yeux. Elle marchait, cependant. Le sieur Alexandre se promenait — de long en large, en répétant : « il va venir, allez ! il va venir ! » et, pour le distraire, lui tenait des discours, parlait politique. Il poussa même la complaisance jusqu’à lui proposer une partie de dominos.

Enfin, à quatre heures et demie, Frédéric, qui était là depuis midi, se leva d’un bond, déclarant qu’il n’attendait plus.

— « Je n’y comprends rien moi-même », répondit le cafetier d’un air candide, « c’est la première fois que manque M. Ledoux ! »

— « Comment, M. Ledoux ? »

— « Mais oui, monsieur ! »

— « J’ai dit Regimbart » s’écria Frédéric exaspéré.

— « Ah ! mille excuses vous faites erreur ! — N’est-ce pas, madame Alexandre, monsieur a dit : M. Ledoux ? »

Et, interpellant le garçon :

— « Vous l’avez entendu, vous-même, comme Moi ? »

Pour se venger de son maître, sans doute, le garçon se contenta de sourire.

Frédéric se fit ramener vers les boulevards, indigné du temps perdu, furieux contre le Citoyen, implorant sa présence comme celle d’un dieu, et bien résolu à l’extraire du fond des caves les plus lointaines. Sa voiture l’agaçait, il la renvoya ; ses idées se brouillaient ; puis tous les noms des cafés qu’il avait entendu pronon-