Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale (1891).djvu/139

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plaisir, avec une larme au fond des yeux. Puis, dès qu’ils furent seuls, Deslauriers s’écria :

— « Ah ! saprelotte, nous allons nous la repasser douce, maintenant ! »

Frédéric n’aima point cette manière de s’associer, tout de suite, à sa fortune. Son ami témoignait trop de joie pour eux deux, et pas assez pour lui seul.

Ensuite, Deslauriers conta son échec, et peu à peu ses travaux, son existence, parlant de lui-même stoïquement et des autres avec aigreur. Tout lui déplaisait. Pas un homme en place qui ne fût un crétin ou une canaille. Pour un verre mal rincé, il s’emporta contre le garçon, et, sur le reproche anodin de Frédéric :

— « Comme si j’allais me gêner pour de pareils cocos, qui vous gagnent jusqu’à des six et huit mille francs par an, qui sont électeurs, éligibles peut-être ! Ah non, non ! »

Puis, d’un air enjoué :

— « Mais j’oublie que je parle à un capitaliste, à un Mondor, car tu es un Mondor, maintenant ! »

Et, revenant sur l’héritage, il exprima cette idée : que les successions collatérales (chose injuste en soi, bien qu’il se réjouît de celle-là) seraient abolies, un de ces jours, à la prochaine révolution.

— « Tu crois ? » dit Frédéric.

— « Compte dessus » répondit-il. « Ça ne peut pas durer on souffre trop Quand je vois dans la misère des gens comme Sénécal… »

— « Toujours le Sénécal ! » pensa Frédéric.

— « Quoi de neuf, du reste ? Es-tu encore amoureux de Mme  Arnoux ! C’est passé, hein ? »

Frédéric, ne sachant que répondre, ferma les yeux en baissant la tête.

À propos d’Arnoux, Deslauriers lui apprit que son journal appartenait maintenant à Hussonnet, lequel l’avait transformé. Cela s’appelait « L’Art, institut littéraire, société par actions de cent francs chacune ; capi-