Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale (1891).djvu/140

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tal social : quarante mille francs », avec la faculté pour chaque actionnaire de pousser là sa copie ; car « la société a pour but de publier les œuvres des débutants, d’épargner au talent, au génie peut-être, les crises douloureuses qui abreuvent, etc…, tu vois la blague ! » Il y avait cependant quelque chose à faire, c’était de hausser le ton de ladite feuille, puis tout à coup, gardant les mêmes rédacteurs et promettant la suite du feuilleton, de servir aux abonnés un journal politique les avances ne seraient pas énormes.

— « Qu’en penses-tu, voyons veux-tu t’y mettre ? »

Frédéric ne repoussa pas la proposition. Mais il fallait attendre le règlement de ses affaires.

— « Alors, si tu as besoin de quelque chose… »

— « Merci, mon petit ! » dit Deslauriers.

Ensuite, ils fumèrent des puros, accoudés sur la planche de velours, au bord de la fenêtre. Le soleil brillait, l’air était doux, des troupes d’oiseaux voletant s’abattaient dans le jardin ; les statues de bronze et de marbre, lavées par la pluie, miroitaient ; des bonnes en tablier causaient assises sur des chaises ; et l’on entendait les rires des enfants, avec le murmure continu que faisait la gerbe du jet d’eau.

Frédéric s’était senti troublé par l’amertume de Deslauriers ; mais, sous l’influence du vin qui circulait dans ses veines, à moitié endormi, engourdi, et recevant la lumière en plein visage, il n’éprouvait plus qu’un immense bien-être, voluptueusement stupide, — comme une plante saturée de chaleur et d’humidité. Deslauriers, les paupières entre-closes, regardait au loin, vaguement. Sa poitrine se gonflait, et il se mit à dire :

— « Ah ! c’était plus beau, quand Camille Desmoulins, debout là-bas sur une table, poussait le peuple à la Bastille ! On vivait dans ce temps-là, on pouvait s’affirmer, prouver sa force ! De simples avocats commandaient à des généraux, des va-nu-pieds battaient les rois, tandis qu’à présent… »