Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale (1891).djvu/333

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ces discours n’embrassaient, d’habitude, que les années de leur fréquentation. Il lui rappelait d’insignifiants détails, la couleur de sa robe à telle époque, quelle personne un jour était survenue, ce qu’elle avait dit une autre fois ; et elle répondait tout émerveillée :

— « Oui, je me rappelle ! »

Leurs goûts, leurs jugements étaient les mêmes. Souvent celui des deux qui écoutait l’autre s’écriait :

— « Moi aussi ! »

Et l’autre à son tour reprenait : — « Moi aussi ! »

Puis c’étaient d’interminables plaintes sur la Providence :

— « Pourquoi le ciel ne l’a-t-il pas voulu ! Si nous nous étions rencontrés !… »

— « Ah ! si j’avais été plus jeune ! » soupirait-elle.

— « Non ! moi, un peu plus vieux. »

Et ils s’imaginaient une vie exclusivement amoureuse, assez féconde pour remplir les plus vastes solitudes, excédant toutes joies, défiant toutes les misères, où les heures auraient disparu dans un continuel épanchement d’eux-mêmes, et qui aurait fait quelque chose de resplendissant et d’élevé comme la palpitation des étoiles.

Presque toujours, ils se tenaient en plein air au haut de l’escalier ; des cimes d’arbres jaunies par l’automne se mamelonnaient devant eux, inégalement jusqu’au bord du ciel pâle ; ou bien ils allaient au bout de l’avenue, dans un pavillon ayant pour tout meuble un canapé de toile grise. Des points noirs tachaient la glace ; les murailles exhalaient une odeur de moisi ; — et ils restaient là, causant d’eux-mêmes, des autres, de n’importe quoi, avec ravissement. Quelquefois, les rayons du soleil, traversant la jalousie, tendaient depuis le plafond jusque sur les dalles comme les cordes d’une lyre, des brins de poussière tourbillonnaient dans ces