Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale (1891).djvu/342

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cinq francs, et le chargea d’aller rue Paradis, chez Jacques Arnoux, pour s’enquérir près du portier « si Madame était chez elle ». Puis il se planta au coin de la rue de la Ferme et de la rue Tronchet, de manière à voir simultanément dans toutes les deux. Au fond de la perspective, sur le boulevard, des masses confuses glissaient. Il distinguait parfois l’aigrette d’un dragon, un chapeau de femme ; et il tendait ses prunelles pour la reconnaître. Un enfant déguenillé qui montrait une marmotte, dans une boîte, lui demanda l’aumône, en souriant.

L’homme à la veste de velours reparut. « Le portier ne l’avait pas vue sortir. » Qui la retenait ? Si elle était malade, on l’aurait dit ! Était-ce une visite ? Rien de plus facile que de ne pas recevoir. Il se frappa le front.

« Ah ! je suis bête ! C’est l’émeute ! » Cette explication naturelle le soulagea. Puis, tout à coup : « Mais son quartier est tranquille. » Et un doute abominable l’assaillit. « Si elle allait ne pas venir ? si sa promesse n’était qu’une parole pour m’évincer ? Non ! non ! » Ce qui l’empêchait sans doute, c’était un hasard extraordinaire, un de ces événements qui déjouent toute prévoyance. Dans ce cas-là, elle aurait écrit. Et il envoya le garçon d’hôtel à son domicile, rue Rumford, pour savoir s’il n’y avait point de lettre ?

On n’avait apporté aucune lettre. Cette absence de nouvelles le rassura.

Du nombre des pièces de monnaie prises au hasard dans sa main, de la physionomie des passants, de la couleur des chevaux, il tirait des présages ; et, quand l’augure était contraire, il s’efforçait de ne pas y croire. Dans ses accès de fureur contre Mme Arnoux, il l’injuriait à demi-voix. Puis c’étaient des faiblesses à s’évanouir, et tout à coup des rebondissements d’espérance. Elle allait paraître. Elle était là, derrière son dos. Il se retournait : rien ! Une fois, il aperçut, à trente pas