Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale (1891).djvu/406

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— « Décidément, tu n’as pas de chance ! » dit Rosanette.

— « Oh ! oh ! peut-être ! » voulant faire entendre par là plusieurs bonnes fortunes, afin de donner de lui meilleure opinion, de même que Rosanette n’avouait pas tous ses amants pour qu’il l’estimât davantage ; — car, au milieu des confidences les plus intimes, il y a toujours des restrictions, par fausse honte, délicatesse, pitié. On découvre chez l’autre ou dans soi-même des précipices ou des fanges qui empêchent de poursuivre ; on sent, d’ailleurs, que l’on ne serait pas compris ; il est difficile d’exprimer exactement quoi que ce soit ; aussi les unions complètes sont rares.

La pauvre Maréchale n’en avait jamais connu de meilleure. Souvent, quand elle considérait Frédéric, des larmes lui arrivaient aux paupières, puis elle levait les yeux, ou les projetait vers l’horizon, comme si elle avait aperçu quelque grande aurore, des perspectives de félicité sans bornes. Enfin, un jour, elle avoua qu’elle souhaitait faire dire une messe, « pour que ça porte bonheur à notre amour ».

D’où venait donc qu’elle lui avait résisté pendant si longtemps ? Elle n’en savait rien elle-même. Il renouvela plusieurs fois sa question ; et elle répondait en le serrant dans ses bras :

— « C’est que j’avais peur de t’aimer trop, mon chéri ! »

Le dimanche matin, Frédéric lut dans un journal, sur une liste de blessés, le nom de Dussardier. Il jeta un cri, et, montrant le papier à Rosanette, déclara qu’il allait partir immédiatement.

— « Pourquoi faire ? »

— « Mais pour le voir, le soigner ! »

— « Tu ne vas pas me laisser seule, j’imagine ? »

— « Viens avec moi. »

— « Ah ! que j’aille me fourrer dans une bagarre pareille ! Merci bien ! »