Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale (1891).djvu/331

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« Qu’est-ce que j’ai à faire dans le monde ? Les autres s’évertuent pour la richesse, la célébrité, le pouvoir ! Moi, je n’ai pas d’état, vous êtes mon occupation exclusive, toute ma fortune, le but, le centre de mon existence, de mes pensées. Je ne peux pas plus vivre sans vous que sans l’air du ciel ! Est-ce que vous ne sentez pas l’aspiration de mon âme monter vers la vôtre, et qu’elles doivent se confondre, et que j’en meurs ? »

Mme Arnoux se mit à trembler de tous ses membres.

— « Oh ! allez-vous-en ? je vous en prie ! »

L’expression bouleversée de sa figure l’arrêta. Puis il fit un pas. Mais elle se reculait, en joignant les deux mains.

— « Laissez-moi ! au nom du ciel ! de grâce ! »

Et Frédéric l’aimait tellement, qu’il sortit.

Bientôt, il fut pris de colère contre lui-même, se déclara un imbécile, et, vingt-quatre heures après, il revint.

Madame n’y était pas. Il resta sur le palier, étourdi de fureur et d’indignation. Arnoux parut, et lui apprit que sa femme, le matin même, était partie s’installer dans une petite maison de campagne qu’ils louaient à Auteuil, ne possédant plus celle de Saint-Cloud.

— « C’est encore une de ses lubies ! Enfin, puisque ça l’arrange ! et moi aussi du reste ; tant mieux ! Dînons-nous ensemble ce soir ? »

Frédéric allégua une affaire urgente, puis courut à Auteuil.

Mme Arnoux laissa échapper un cri de joie. Alors, toute sa rancune s’évanouit.

Il ne parla point de son amour. Pour lui inspirer plus de confiance, il exagéra même sa réserve ; et, lorsqu’il demanda s’il pouvait revenir, elle répondit : « Mais sans doute », en offrant sa main, qu’elle retira presque aussitôt.

Frédéric, dès lors, multiplia ses visites. Il promettait au cocher de gros pourboires. Mais souvent, la len-