Page:Flaubert - Par les champs et par les grèves.djvu/175

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’idée d’une ville terrible, de quelque ville épouvantable et démesurée, comme serait une Babylone ou une Babel de Cannibales où il y aurait des abattoirs d’hommes ; et j’ai cherché à retrouver quelque chose des agonies humaines, dans ces égorgements qui bramaient et sanglotaient. J’ai songé à des troupeaux d’esclaves amenés là, la corde au cou, et noués à des anneaux, pour nourrir des maîtres qui les mangeaient sur des tables d’ivoire, en s’essuyant les lèvres à des nappes de pourpre. Auraient-ils des poses plus abattues, des regards plus tristes, des prières plus déchirantes ?

[1] Un garçon a pris un maillet de fer, on a poussé devant lui le pauvre veau qu’on venait de délier, il a levé son instrument dont il l’a frappé d’un coup sec sur le crâne entre les yeux. Ça a fait un bruit sourd, la bête est tombée raide morte avec de l’écume aux lèvres et la langue serrée dans les dents ; on l’a prise, on l’a remuée, elle ne bougeait pas ; on l’a hissée à la poulie pour la dépecer.

Au premier coup de couteau elle a frémi dans toute sa chair, puis est redevenue morte. L’était-elle ? Qui le sait ? Qu’en savez-vous, vous philosophes et physiologistes ? êtes-vous bien sûrs de ce que c’est que la mort ? Qui vous a dit que pour n’avoir pas de manifestations l’âme n’avait plus de conscience ? et qu’elle ne sentait pas goutte à goutte, atome à atome, la décomposition successive de ce corps qu’elle animait ? Qui vous

  1. Inédit, pages 175 à 178.