Page:Flaubert - Par les champs et par les grèves.djvu/189

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

soupire après, car il faut compter les passe-droits, les bassesses triomphantes des rivaux, les préférences injustes. Il a donc vieilli, il a maigri dans l’anxiété de l’avoir. Aujourd’hui enfin il l’a ; il la porte sur son dos, dans la rue, on la voit, on le voit dessous, elle dessus. Comme elle lui va bien ! Il la flaire, il la hume, il se gonfle dans sa doublure pour l’emplir partout, il y promène ses yeux, il en contemple les broderies, il se repaît des galons ; elle est lourde, il sue, elle l’écrase, tant mieux ! il n’en éprouve que plus de joie, il ne la sent que davantage sur ses épaules ; et il les remue exprès pour se convaincre qu’elle est là, qu’elle tient d’aplomb, qu’il ne l’a pas perdue. Ah ! que ne peut-elle se coller sur lui pour qu’on ne puisse la lui reprendre, car tantôt il va falloir la rendre et quand la remettra-t-il ? jamais peut-être, mon Dieu ; deux jours pareils ne reviennent pas dans la vie. Comme il l’aime ! comme il l’adore, cette chasuble dont la beauté lui remplit l’âme, et avec elle aussi cette bonne religion catholique sans laquelle la chasuble n’existerait pas et en l’honneur de laquelle elle a été faite ! Aussi comme il chante ! avec quel cœur ! avec quelle foi ! avec quel orgueil ! Il convient qu’un homme ainsi revêtu ait une voix démesurée, or la sienne dominait tout, elle tonnait avec une plénitude sacerdotale, c’était un beuglement continu couvrant les cris des enfants, le piétinement de la foule et le bourdonnement du serpent dont le souffleur hors d’haleine était pourtant bleu de fatigue.