Page:Fouillée - Nietzsche et l’immoralisme, 2e éd., 1902.djvu/141

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
117
morale des maîtres et morale des esclaves

être sourds aux promesses d’avenir des sirènes de la place publique. Ce qu’elles chantent : « Égalité, Liberté, ni maîtres ni valets », ne nous séduit pas. Nous ne tenons nullement pour objet de désir que le règne de la justice et de la concorde soit fondé sur la terre (ce serait le règne de la plus abjecte médiocrité et de la pire chinoiserie) ; mais nous aimons tous ceux qui ont comme nous le goût du danger, de la guerre et des aventures, qui n’acceptent ni compromis ni accommodement, qui ne se laissent ni retenir captifs ni rogner les ailes ; nous nous rangeons nous-mêmes parmi les conquérants[1]. Nous méditons sur la nécessité d’un nouvel ordre de choses, d’un nouvel esclavage aussi — car toute amélioration du type « homme » en force ou en bonheur se paie au prix d’un nouveau genre d’esclavage. Dans ces conditions — n’est-il pas vrai ? — nous nous sentons mal à l’aise à une époque qui se plaît à revendiquer l’honneur d’être la plus humaine, la plus miséricordieuse, la plus juste qu’il y ait eu sous le soleil. Il est bien fâcheux que ces belles paroles éveillent précisément en nous les arrière-pensées les plus déplaisantes ; que nous y voyions uniquement l’expression — et aussi le masque — d’un profond affaiblissement, de la fatigue, de la vieillesse, du déclin des forces Que nous importent vraiment les oripeaux dont un malade décore sa faiblesse ? Qu’il en fasse parade et la nomme sa vertu, soit : — il n’y a pas de doute, en effet, la faiblesse rend doux, oh ! combien doux, combien équitable, inoffensif, combien « humain » La « religion de la pitié » à laquelle on voudrait nous convertir — ah ! nous connaissons trop les hystériques — petits hommes et petites femmes — qui à l’heure présente ont besoin tout juste de cette religion comme de voile et de parure ! Nous ne sommes pas des humanitaires ; jamais nous ne nous permettrions de parler de notre amour pour l’humanité. Nous ne sommes pas assez comédiens pour cela ! Ni assez saint-

  1. Aurore, p. 200.