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morale des maîtres et morale des esclaves

trouver tout injuste dans les accusations des misérables contre la société ?

Au fond, Nietzsche a beau dire ; il est lui-même un anarchiste antilibertaire, antiégalitaire, un anarchiste pour qui, toute loi morale étant abolie, le mieux est qu’un bon tyran fasse la loi. Les anarchistes démocrates, après avoir renversé toute morale, s’imaginaient qu’ils n’allaient plus obéir ; mais, avec Thrasymaque et Calliclès, l’aristocratique Nietzsche leur dit : — C’est plus que jamais le moment d’obéir : il y aura toujours des esclaves et il y aura toujours des maîtres, voilà la vraie loi de nature ; si vous ne pouvez pas (ce que je crains) faire partie des maîtres qui commandent, résignez-vous à faire partie des esclaves qui obéissent.

On a justement donné, le nom d’anarchie passive au système de Tolstoï : non-résistance au mal ; le système dit Nietzsche est l’anarchie active aboutissant au despotisme, des prétendus « maîtres » et à l’asservissement des « esclaves ».

Quoique Nietzsche n’ait voulu admettre ni bien ni mal véritable, ni moralité ni immoralité, ni obligation ni sanction, il devient cependant, au point de vue social, un partisan résolu de la punition, pourvu que ce soient les maîtres qui l’infligent aux esclaves. Il se plaint, à ce sujet, de nos sensibleries à l’égard des criminels. « Il vient un moment dans la vie des peuples, dit-il, où la société est aveulie, énervée au point de prendre parti même pour l’individu qui la lèse, pour le criminel — et cela le plus sérieusement du monde. Punir ! le fait même de punit lui paraît contenir quelque chose d’inique ; — il est certain que l’idée de « châtiment » et de la « nécessité de châtier » lui fait mal, lui fait peur : est-ce qu’il ne suffirait pas de mettre le malfaiteur hors d’état de nuire ? Pourquoi donc punir ?… punir est si pénible[1] ! ». Nietzsche, lui, ne connaît pas ces lâches apitoiement ». Il

  1. Par delà le Bien et le mal, § 188.