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la venue du surhomme

son sens et son avenir à la terre ; c’est lui seulement qui crée le bien et le mal de toutes choses…
    En poète, en devineur d’énigmes, en rédempteur du hasard, j’ai appris aux hommes à être créateurs de l’avenir et à sauver, en créant, tout ce qui fut.
    Sauver le passé dans l’homme et transformer tout ce qui était, jusqu’à ce que la volonté dise : — Mais c’est ainsi que je voulais que ce fût ! C’est ainsi que je le voudrai ! — C’est ceci que j’ai appelé salut pour eux, c’est ceci seul que je leur ai enseigné à appeler salut !



Ou il s’agit ici de poésie, ou il s’agit de philosophie. Dans le premier cas, admirons ; dans le second, raisonnons. Puisqu’il n’y a rien en soi de bon ou de mauvais, aucune volonté créatrice ne pourra faire sortir le bien du néant. Zarathoustra le « créateur » aura beau vouloir donner un sens et un but humain au soleil, à la lune et aux étoiles, il fera simplement de l’astrologie, et il ne changera d’un millionième ni le cours des astres ni le cours total des choses. Qu’est-ce que le Tout, pour Nietzsche, sinon un immense devenu1 sans cause et sans but, qui roule éternellement sur soi ? L’univers se moque bien des buts que veut poser l’homme !

Nietzsche lui-même finira par réduire toute cette prétendue création à l’acceptation pure et simple de la destinée. Quand la souffrance et la mort arriveront, il dira : « Je voulais précisément que ce fût », et il s’imaginera qu’il a ainsi métamorphosé le destin en œuvre de sa volonté. Coup de baguette trop commode. C’est là se faire de la vie une idée arbitraire, digne d’un poète chevelu de 1830, d’un « créateur » de Hernani ou de Manfred, comme si la vie individuelle ou collective n’avait pas ses lois scientifiquement déterminables et sa direction normale, que le philosophe doit, non « inventer », mais découvrir Le philosophe pose des lois, si l’on veut, mais il les pose en vertu d’une recherche dirigée au fond même de la conscience. Toute « valeur » morale a un côté psychologique et sociologique, par lequel elle éclate aux yeux qui savent voir fût-ce dans les ténèbres. Les grandes individualités sont celles qui