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nietzsche et l’immoralisme

Dieu : la Vie totale ! Le seul vrai athée est celui qui n’adore que soi et se proclame l’unique. Encore a-t-il un Dieu, qui est lui-même.

Nietzsche est donc enfermé dans un dilemme final. Ou la « valeur » d’un homme est tout individuelle, et alors, faute de règle générale ou de mesure commune, chacun vaut tout pour soi et il n’y a plus de réelle valeur : vous voilà revenu à Stirner. Ou la valeur de l’individu est fondée sur un rapport au tout et à l’univers, et alors elle n’est plus simplement une question de « puissance », mais un ensemble de rapports dont la puissance n’est qu’une partie et où il faut faire rentrer les rapports intellectuels, les rapports sentimentaux, les relations sociales et morales. Le vrai Surhomme est l’homme qui comprend et réalise le mieux ces rapports. Nietzsche parle sans cesse de « valeur » ; fidèle à son habitude, il s’est bien gardé de donner du mot la plus petite définition et de l’idée la moindre analyse méthodique : il aurait vu s’évanouir tous ses paradoxes. Sa poésie nous étourdit par ses fusées multicolores et retentissantes, mais le soleil dont elle nous éclaire est trop souvent un soleil de feu d’artifice.

III. — Parfois, cependant, ce sont des rayons du vrai soleil intelligible qui se glissent en ce chaos d’idées contradictoires et souvent maladives. Nietzsche nous a prêché l’égoïsme, la volupté et l’instinct de domination ; mais tout cela est pour la montre, tout cela est pour la contradiction avec les idées reçues, tout cela est pour l’étalage de la grande nouveauté apportée aux hommes : abolition de la morale. Le vrai Zarathoustra, au fond, est le prédicateur de la morale éternelle, le prophète de la vertu désintéressée, où il s’efforce en vain de faire rentrer l’égoïsme. Il est aussi le prophète de cette « Science » dont il a fait la satire amère et pour laquelle il affectait le plus profond dédain. Quand Zarathoustra s’apprête à quitter ses disciples pour continuer seul