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nietzsche et l’immoralisme

La sentant vivre en moi, j’espérerais par elle.
Voir un jour l’avenir changer à mon regard…
— Mais, ma pensée, es-tu toi-même bien nouvelle ?
N’es-tu point déjà née et morte quelque part ?

Ainsi germe chez Guyau le rêve mathématique d’une répétition sans fin, qui ferait que la même pensée d’aujourd’hui est déjà née et morte bien des fois et en bien des lieux. Loin de voir là un sujet d’ivresse, Guyau y voit le dernier mot du découragement et la doctrine du suprême désespoir. La même idée le hantait, le jour où, méditant au bord de la mer, il croyait apercevoir dans l’Océan non pas le miroir de Dieu, mais le miroir d’une nature sans but, se répétant sans fin elle-même, « grand équilibre entre la vie et la mort », « grand roulis éternel qui berce les êtres ». « À mesure que je réfléchis, il me semble voir l’Océan monter autour de moi, envahir tout, emporter tout ; il me semble que je ne suis plus moi-même qu’un de ses flots, une des gouttes d’eau de ses flots ; que la terre a disparu, que l’homme a disparu, et qu’il ne reste plus que la nature avec ses ondulations sans fin, ses flux, ses reflux, les changements perpétuels de sa surface qui cachent sa profonde et monotone uniformité.[1]» Mais, au lieu d’accepter cette répétition éternelle, au lieu de dire oui au retour sans fin des mêmes misères et des mêmes souffrances, Guyau finit par chercher dans la vie humaine supérieure et vraiment superhumaine le motif d’espérance que semblait lui refuser la nature.

La même année où Guyau publiait les Vers d’un Philosophe, M. Gustave Le Bon faisait paraître l’Homme et les Sociétés, et, au tome II, il soutenait que « les mêmes mondes habités par les mêmes êtres ont dû se répéter bien des fois ».

Ainsi, de tous les côtés, la même obsession se retrou-

  1. Nous avons vu plus haut que, dans son exemplaire de l’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, Nietzsche a souligné tout ce passage et mis en face deux traits, avec le mot : Moi.