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nietzsche et l’immoralisme

fluence d’un excitant on d’un narcotique ; mais une telle ivresse ne durera pas toute l’existence. Il y a des douleurs de l’âme qui réveillent et dégrisent même Zarathoustra. Il faudrait avoir à jamais perdu toute sa grande raison, et même tout son grand cœur, pour se réjouir de l’éternelle fuite de toutes choses, de l’éternelle vanité de tout effort, de l’éternelle défaite de tout amour. Devant le cadavre de ceux qu’on aime et qui, par leur beauté d’âme, leur élévation de pensée, leur douceur de cœur, eussent mérité d’être immortels, quelle raison saine et quel cœur sain éprouvera l’ivresse joyeuse de « l’anéantissement » et se consolera par la pensée de l’écoulement sans limites ? Pour moi, en voyant Guyau, à trente-trois ans, tomber inanimé au moment où il enfantait des chefs-d’œuvre, comment aurais-je pu éprouver cette ivresse dionysienne ? — En vertu de l’éternel retour, répondez-vous, ce que tu as perdu revivra, et toi aussi ; un nombre infini de fois tu aimeras, et un nombre infini de fois tu verras s’anéantir ce que tu aimes — Tel est le nouveau mystère proposé à la foi de l’humanité ; et vous croyez que la révélation de cette éternelle duperie plongera l’humanité dans l’enthousiasme Ixion sera d’autant plus heureux qu’il saura que la roue tournera toujours ; les Danaïdes, d’autant plus folles de joie qu’elles sauront que jamais l’eau ne comblera l’abîme Sisyphe s’enivrera de voir son rocher retomber toujours sur sa tête L’enfer trouvera sa consolation dans la pensée qu’il est éternel Vous avez beau nous prêcher « l’affirmation de la vie, même dans ses problèmes les plus étranges et les plus durs, la volonté de vie, se réjouissant dans le sacrifice de nos types les plus élevés à son caractère inépuisable » ; cela se comprendrait si nous étions sûrs, en effet, que la vie produira toujours mieux, se dépassera vraiment elle-même, ne sera jamais emprisonnée dans les formes du présent, entraînera toutes choses en un progrès sans fin. Mais vous nous avez enseigné que les combinaisons dû la vie sont finies et épuisables,