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culte apollinien et dionysien de la nature

entrevoir ce qui subsistait d’amertume, de souffrance tragique, de grandeur morale sous sa prétendue ivresse dionysienne. « Tout profond penseur, dit-il, craint plus d’être compris que d’être mal compris. Dans ce dernier cas, sa vanité souffre peut-être ; dans le premier cas, ce qui souffre, c’est son cœur, sa sympathie qui toujours dit : « Hélas pourquoi voulez-vous que la route vous soit aussi pénible qu’à moi ? » Oui, pourquoi voulez-vous souffrir ce que mes pensées m’ont fait souffrir ? Pourquoi voulez-vous arriver à d’aussi désespérées conclusions que celles qui se cachent sous mon triomphant optimisme ?

Nietzsche, au fond, est une âme religieuse et veut fonder une religion nouvelle. Il le dit lui-même éloquemment. « Nous sommes, — que ce soit là notre titre de gloire ! — de bons Européens, héritiers de l’Europe, héritiers — riches et comblés mais aussi surchargés de devoirs — de vingt siècles d’esprit européen ; comme tels aussi, détachés et ennemis du christianisme, et cela précisément parce que nous nous rattachons à lui, parce que nos ancêtres étaient des chrétiens d’une inflexible probité dans leur christianisme, qui pour leur foi auraient sacrifié sans regret leur bien et leur vie, leur situation et leur patrie. Nous — nous faisons de même. Et pourquoi ? Par irréligion personnelle ? Par irréligion universelle ? Non, mes amis, vous le savez bien ! Le Oui qui se cache au fond de vous est plus fort que tous les Non et les Peut-être dont vous souffrez avec votre époque ; s’il faut, ô émigrants ! que vous preniez la mer, la force qui vous pousse, vous aussi, c’est — une religion ! …[1] »

Un des traits les plus frappants chez Nietzsche, c’est que ce phénoméniste et cet illusionniste, qui a rejeté tout monde vrai au-delà de l’apparence, tout monde stable au delà du torrent qui s’écoule, toute éternité

  1. La Vraie Science, Aphorisme 377.