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nietzsche et l’immoralisme

changements dans le monde, elle est pour ainsi dire la causalité en action. S’il en est ainsi, soutiendrez-vous que vos modèles, les « Napoléon » et les « Borgia », soient les seuls à introduire des changements dans le monde ? Le Christ, pour la faiblesse et la bonté duquel vous avez du dédain, n’a-t-il pas introduit, non seulement à la surface de la terre, mais au fond des cœurs, plus de changements que n’en ont causés les victoires éphémères d’un Bonaparte et surtout les orgies ou assassinats d’un Borgia ? Qui fut le plus fort de César même ou de Jésus ? Si le premier conquit les Gaules, le second conquit le monde.

Pauvre psychologie que celle qui s’écrie : — « Qu’est-ce que le bonheur ? Le sentiment que la puissance grandit, qu’une résistance est surmontée. » D’abord, vous reconnaissez là vous-même la relativité de la puissance par rapport à la résistance, comme dans un levier ; mais la résistance, à son tour, n’est que ce qu’est l’objet qui résiste. Surmonter une résistance peut causer un plaisir, ce n’est pas le bonheur. Avoir conscience de la puissance, ce n’est pas non plus le bonheur :

Ô Seigneur, j’ai vécu puissant et solitaire


Reste toujours à savoir à quoi les Moïses emploient leur puissance, l’effet qu’elle, produit hors de nous et surtout en nous. — « Non le contentement, s’écrie Nietzsche, mais encore de la puissance » et il ne voit pas qu’il est lui-même content de sa puissance, qu’il est ivre de sa puissance ; que, si l’on supprime le contre-coup de l’activité sur l’intelligence et sur la sensibilité, il n’y aura plus de bonheur. — « Non la paix avant tout, mais la guerre » — Et, là encore, Nietzsche oublie que la puissance qui rencontre un obstacle et est obligée de lutter est par cela même diminuée, tandis que la puissance qui s’épand sans obstacle et sans lutte a un gentiment plus grand de plénitude. La paix dans la plénitude n’a-t-elle pas, elle aussi, sa joie, qui vaut bien la joie du conflit et