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nietzsche et l’immoralisme

et à la réalité tout ensemble, à la « vie », pour parler comme Guyau et comme Nietzsche. Et Nietzsche lui-même d’ailleurs, après avoir nié la vérité, est-ce qu’il ne distingue pas une vie plus vraie ou plus réelle, une autre plus fausse et comme moins vivante ? Il croit donc, lui aussi, à une vérité Tout en raillant le vrai, il passe ses jours et ses nuits dans la recherche du vrai ; il pratique lui-même ce noble ascétisme dont il se moque : il veut, lui aussi, se mettre en présence de ce qui est, sans y mêler rien qui altère ni la limpidité du regard, ni la limpidité de la lumière.

— Soit, dira Nietzsche, il y a de l’erreur et de l’apparence ; mais l’apparence n’est pas là où on la place d’ordinaire, dans le monde du devenir ; c’est, au contraire, le prétendu monde de l’être qui n’est qu’apparent. Les idées mêmes de cause et d’effet, d’espace et de temps, d’unité, d’identité, de similitude ou de dissimilitude, toutes les catégories et formes nécessaires de nos pensées ne sont que des illusions nécessaires. — Cette idée de l’illusion innée à l’homme, déjà exprimée par Platon dans son allégorie de la caverne, a hanté plus que jamais les esprits depuis Kant. Dans la pièce de vers intitulée Illusion féconde, Guyau avait montré, lui aussi, quelle part d’erreur se mêle à toutes nos vérités, à toutes nos croyances, à toutes nos espérances et même à tous nos amours :

Cesser de se tromper, ce ne serait plus vivre !
................
La nature à mon œil crédule se déguise :
Tout ce qui tombe en moi s’y réfracte, je vois
Se déformer soudain tout ce que je perçois ;
Mon cœur profond ressemble à ces voûtes d’église
Où le moindre bruit s’enfle en une immense voix.
L’erreur de toutes parts m’enveloppe et m’enserre :
Vouloir, illusion ! aimer, illusion !
....................
Nous donnons de notre âme à ce que nous aimons,
Et c’est cette parcelle à notre cœur ravie
Qui, s’attachant à tout, rend tout digne d’envie.